Ce blog est un assemblage de pensées, fruits de mes expériences et de mon vécu. On y trouve à la fois une part personnelle, sous forme de récit, et d'autres articles plus "hors du temps", à savoir réflexions, essais, poèmes, ou nouvelles... Peut-être que certaines choses sont un peu terre-à-terre, mais j'essaye ici de transmettre les sentiments de la façon la plus spontanée possible. L'objectif du blog est donc de partager quelques pensées "au naturel", probablement discutables, sans prétention, sur le malaise humain en général, mais aussi sur le bonheur, et enfin, des choses assez vastes telles que l'amitié, le mensonge, l'amour, la confiance, la tristesse, la nostalgie... Bonne lecture !

mardi 31 janvier 2012

Chap'ron Rouge

Une autre nouvelle écrite il y a quelques mois... Sans rapport apparent avec le thème du blog ? Peut-être que si. Lisez plutôt !

***

- Wesh, Chap'ron Rouge, tu viens boire un coup ?
- Non mec j'ai pas l'temps là, y'a ma vieille qui va péter un câble sinon !
- Vas-y sérieux... Nique-la, ta vieille !!

Chap'ron Rouge... C'est comme ça qu'elle se faisait surnommer à cause de son sweat-shirt à capuche totalement délavé... Le seul vêtement chaud qu'elle avait, en réalité. Et pour affronter la froideur des banlieues grisâtres de l'hiver, c'était encore bien peu. Pour se faire remarquer en revanche, c'était plutôt réussi, il faut dire que le rouge dénote bien sur un décor de béton. Problème de camouflage.

Et se faire remarquer, ce n'était pas franchement la meilleure des choses dans un tel milieu. Rentrer du lycée à presque 19h, c'est une chose que bien des élèves font. Mais traverser la cité la plus insalubre du nord de Bordeaux pour atteindre le HLM de sa grand-mère, c'était plus périlleux. Ce n'était pas franchement le monde des fées et des princes charmants, par ici...

- C'est à cette heure là qu'tu rentres ?
- Ben ouais mamie... J'avais cours.
- C'est ça... Tu travaillerais pas plutôt dans la rue pour revenir si tard ?

Bornée. Fatigante. Inintéressante. Vulgaire. Chap'ron Rouge ne manquait pas de mots pour décrire l'étroitesse d'esprit et le manque de culture de sa grand-mère. Il faut bien dire que ce n'était pas un milieu favorable à un réel épanouissement...

Grand-mère vivait dans un HLM de la fin des années '60, un 30 m² miteux, délabré, avec du simple vitrage qui laisse passer le bruit des bus toute la nuit. Ou le bruit des coups de fusil dans la rue. Bref, tous les bruits quoi. Grand-mère n'avait jamais fait d'études, elle vivait aux dépends de Grand-père. Sauf que Grand-père, il avait passé l'arme à gauche pendant la guerre, alors du coup, Grand-mère n'avait pas trop les moyens de vivre aux Baléares.

Et les parents de Chap'ron Rouge ? La mère, elle était en cure de désintoxication dans un hôpital de la rive gauche. Elle n'avait plus le droit aux visites de sa fille après avoir avoué qu'elle prenait plaisir à la torturer avec des tessons de bouteille si celle-ci refusait de l'approvisionner en whisky un soir sur deux. Quant au père, il avait préféré fuir le plus loin possible devant un tel climat social. Il avait juste oublié sa fille en partant. Quand Chap'ron Rouge a fini toute seule, la DDAS s'est occupée de son cas, et l'a placée chez Grand-mère. Ainsi va la vie, paraît-il. Du moins, c'est ce qu'on lui disait souvent.

Au moins, elle allait au lycée. Ca faisait peut-être d'elle la risée des racailles du coin, mais elle aurait une chance de s'en sortir un jour. Enfin, si elle tenait le coup jusque là. Entre le racket, la drogue, la prostitution, et les agressions en tous genres, elle avait intérêt à se faufiler parmi les immeubles comme le lapin parmi les arbres pour ne pas se faire attraper par un quelconque grand méchant loup... C'était comme ça tous les jours, et pour elle, ce n'était pas demain que ça changerait.

Et effectivement, ce lendemain, ce n'était qu'un jour comme les autres. Après un maigre petit déjeuner dans la vaisselle grasse de Grand-mère, il était temps de filer prendre le bus. L'attente était toujours quelque peu rocambolesque, compte tenu du fait que nombre d'ivrognes et autres drogués n'étaient pas loin de l'overdose sur les coups de 7h du matin. Et par conséquent, c'était souvent l'occasion de bien étranges – et non moins désagréables – rencontres, et les quelques minutes qui précédaient l'arrivée du bus paraissaient des heures. Jusqu'à ce que ses phares pointent à l'horizon goudronné, comme la lumière au bout du tunnel de béton, comme le rayonnement salvateur d'un quelconque messie.

Enfin... presque. Le bus était rassurant car il avait trop de travailleurs, fonctionnaires ou autres ouvriers qui le fréquentaient pour permettre une possible agression. En réalité, il était même tellement bondé qu'il était physiquement impossible de se battre. Les odeurs de bière, de transpiration et de tabac froid faisaient partie du cadre peu enchanteur du lieu, et ces matinées glauques et moroses étaient le quotidien de Chap'ron Rouge, toujours cachée sous sa capuche crasseuse, dans l'espoir de passer inaperçue.

Bousculade. Bouffée d'air pollué, et malgré tout plus agréable que l'atmosphère du bus. Qu'est-ce que ça devait être, la forêt et son air pur ! Mais Chap'ron Rouge ne connaissait pas ça. Sa seule forêt, c'était les grandes tours de béton. Son bois c'était la cité, et ses loups les violeurs.

Les journées au lycée étaient toutes identiques, et l'intolérance des adolescents faisait partie du panel de choses à endurer au quotidien. Quelques exemples ?

- Hé, tu les laves quand tes guenilles ? Seulement lors de ton bain annuel ?
- Ton haleine rappelle mes pets !
- T'as confondu l'shampoing et l'huile de friture ?

Pas franchement beaucoup d'amis pour Chap'ron Rouge. Pas facile non plus d'avoir envie de travailler. Et pourtant, ça ouvrait des portes un peu plus valorisantes que d'arpenter les quais en attente de répugnants bourgeois qui cherchent à tromper leurs femmes en échange de quelques billets. Mais malgré ça, la motivation était maigre. Dans un monde totalement privé de lumière, on ne sait pas vraiment quelle direction prendre pour espérer la trouver un jour...

Et pourtant, cette journée allait apporter un nouvel espoir pour Chap'ron Rouge. Un jeune homme la fixait en descendant du bus retour, et comme on ne peut pas dire qu'il lui pressait de revoir Grand-mère, elle s'intéressa de plus près à l'individu, quitte à le dévisager fermement. Son apparence était plutôt inhabituelle pour un gars de la cité. Costume bleu marine, chemise blanche pimpante, cravate rouge. Cheveux courts dans le courant de la mode, avec cette petite pointe de gel très kitsch. Parfum délicat, de ceux dont une pression coûte un loyer pour Grand-mère. Forte de ses habitudes de banlieusarde, Chap'ron Rouge ne comptait pas se montrer impressionnable.

- C'est quoi ton problème, mec ? T'as pas fini d'mater ?
- Tu me fais rire, petite... Ca te sert à quoi d'montrer les crocs comme ça ? Tu crois que tu m'fais peur ?
- Arrête de faire le dur, sérieux. Comme tu t'la joues, ça m'fout mal à l'aise, c'est tout.
- Tu habites ici ?
- Tu payes l'info ?
- … J'ai envie d'dire qu'y'a rien à tirer d'une gamine comme toi, mais quelque chose me dit que ça serait faire une erreur. Pourquoi tu veux savoir si j'paye, t'as besoin de fric ?
- Ouais j'ai besoin d'fric. Pour me casser d'ici. Tu vois, j'en ai un peu marre de m'retrouver tout l'temps à être saoulée par des mecs louches dans ton genre.

Pourtant, elle ne pouvait pas refuser de reconnaître que cet individu l'attirait. Peut-être parce qu'il était différent des racailles agressives qu'on croisait habituellement dans ce secteur.

- Si tu veux, c'est pas difficile pour toi d'trouver un p'tit job ! J'te mets sur une piste sympa, et tu gardes la moitié des gains. T'en dis quoi ?
- C'est quoi ton recrutement, mec ? Tu veux que j'revende ta coke ? J'ai pas envie d'me faire gauler, tu vois...

Il marqua un temps d'arrêt et secoua la tête l'air de dire non. Il faut dire que Chap'ron Rouge était assez ferme dans ses réponses. Si elle ne s'affirmait pas, la cité la dévorait, alors pas vraiment le choix.

- Non, c'est pas un truc risqué que j'te propose. J'mets à ta disposition du matériel et un espace de... travail, et tu t'occupes de mes clients.
- M'occuper d'tes clients ? C'est quoi l'embrouille ?
- T'es soit très innocente, soit très bête. Disons qu'tu gagnes cinquante euros juste pour t'faire sauter et attendre que ça se passe, c'est pas rentable ?

Elle en resta bouche bée, mais elle-même ne savait pas trop si c'était pour la somme qui lui paraissait aussi étonnante qu'alléchante, ou pour le concept qui la révulsait au plus haut point. C'était à considérer ceci dit, finies les embrouilles avec les racailles du coin, après ça ! Elle aurait juste à faire ça quelques semaines et elle pourrait s'enfuir loin d'ici, avec tout le pactole.

- Cinquante tu dis ? C'est... cool.
- Tu marches ? Alors écoute, demain t'oublies le lycée, et on s'retrouve ici le matin. Ah, et tâche de prendre une douche...
- Ca roule mec. Mais si tu essayes de m'embrouiller, crois-moi j'vais pas m'laisser faire.
- T'en fais pas, gamine... Pas d'embrouille.

Il lui tendit la main. Elle hésita, puis finit par la serrer d'un geste franc. Sans un sourire, elle tourna sur ses talons et fit route vers chez Grand-mère.

Comme d'habitude, les conversations avec Grand-mère étaient totalement dépourvues d'intérêt. D'éternels reproches sur la façon d'être de Chap'ron Rouge, sa façon de vivre, sa façon de se tenir, la musique qu'elle écoute, les fréquentations qu'elle a... Quoique, maintenant, ce dernier point prenait peut-être un peu de sens. A moins qu'au contraire, elle n'ait trouvé la porte de sortie. L'avenir lui donnerait ses réponses, mais au moins, c'était une chance à saisir, et ça ne pouvait pas être pire que maintenant... selon elle.

Une nuit de plus dans cet enfer urbain sans couleurs, des hurlements dehors. Une fille se faisait-elle violer ? A moins qu'elle ne hurlait car son petit ami venait de se faire tuer sous ses yeux ? Qu'importe, tout cela était dans l'ordre des choses. Le jour où il n'y aura plus de hurlements ici la nuit, c'est que l'apocalypse sera passée. Une belle façon de se dire que la fin du monde n'est pas forcément quelque chose de mal.

La matinée brumeuse ne changeait pas non plus de l'ordinaire. Ce qui changeait, c'était la direction que prenait Chap'ron Rouge ce matin. Point de bus glauque pour elle aujourd'hui, son nouvel employeur était venu la chercher comme convenu. Il l'emmena, à travers les forêts d'immeubles et guirlandes de feux tricolores, vers son nouveau lieu de travail, le long des hangars sur les quais de la Garonne. Des hangars de métal rouillé, aux couleurs fades et diluées par le soleil, aux ambiances glauques. Des marques de l'urbanisme envahissant, soit-disant pratique au prix de la beauté, et pourtant, s'il est effectivement plutôt laid, il est malgré tout abandonné, ce qui en dit long sur sa soit-disant utilité...

Le soleil se levait à peine et un léger manteau de brume flottait au-dessus de l'eau, dans lequel se reflétaient les premiers rayons. C'en était presque poétique, à condition de faire abstraction des odeurs d'essences, des bateaux crachant leur fumée noire, et du vacarme des klaxons, hymne des embouteillages quotidiens aux heures de pointe... Mais ce n'était pas l'heure de s'émerveiller pour Chap'ron Rouge.

- Ramène-toi gamine. C'est ici qu'tu bosses. Tu vois ce fourgon ? Il est aménagé comme il faut. T'as juste à attendre que les clients s'arrêtent et tu les invites à entrer. Après tu fais tout c'qu'ils veulent. Pigé ?
- C'est pigé. Y'a du monde toute la journée ?
- Ouais. Alors tu rates pas les clients, sinon tu rates ta paye. Tu me redonnes les trois-quarts de ce que tu gagnes.
- Pourquoi tu gardes autant alors que tu t'tournes les pouces, mec ?
- Parce que sans moi, t'as pas d'emplacement, t'as pas d'matériel, t'as pas d'fourgon. Et maintenant qu't'as dit oui, si tu t'défiles j'fais qu'une bouchée d'toi. Pigé, gamine ?
- Ouais ouais... Tant que j'me garde une part j'm'en fous de toutes façons.
- T'as des fringues dans le fourgon. Change-toi, c'est pas comme ça qu'tu vas aguicher un mec.

Il la laissa plantée là, et retourna vers sa voiture clinquante. Sans un bruit, la portière se ferma et la voiture démarra. Sans un regard, il prit la route. Chap'ron Rouge resta plantée un instant, se demandant dans quoi elle s'était fichue... Mais elle reprit vite conscience en pensant aux billets qu'elle aurait bientôt plein les poches !

Motivée, elle ouvrit le fourgon pour y découvrir un environnement auquel elle aurait certes pu s'attendre, mais auquel elle ne s'attendait pas malgré tout ! Il y avait là un matelas deux personnes mis à plat, avec de la lingerie fine parfaitement vulgaire éparpillée dessus. Sur un côté du matelas, il y avait également des accessoires aussi écœurants que malsains, quand ils n'étaient pas simplement cruels. Elle détourna le regard un instant, puis entreprit plutôt de chercher à les cacher, pour ne pas avoir à s'en servir. Sur les sièges passager, ça serait parfait ! Les clients n'auraient pas à passer par là... Ensuite, elle se changea et s'installa à l'arrière, la porte entrouverte comme il lui avait été demandé. Puis elle attendit.

Elle s'ennuyait déjà. Les heures passaient sans que personne ne s'intéresse à elle. Tout ceci ne lui laissait que trop de temps pour penser à sa misérable condition. Avait-elle fait le bon choix ? En avait-elle vraiment d'autres pour fuir ce monde de misère ? Elle avait déjà une très basse opinion de sa propre vie, à vrai dire, alors était-ce vraiment pire si elle louait son corps ?

Mais il lui fallait sortir de ses pensées. Un homme d'environ une cinquantaine d'années frappait à la porte du fourgon. Un homme aux airs salaces et vicieux, comme on l'imagine dans ce genre de milieu. Le parfait cliché en fait. Chap'ron Rouge eût un instant de dégoût, avant de se rassurer elle-même, en se disant que ça ne changeait rien à la besogne à accomplir. Elle n'avait pas une grande expérience dans le domaine, c'est vrai, à part quelques petites gâteries faites à des camarades de classe plutôt violents, qui lui forçaient largement la main.

Elle s’exécuta sans y penser aux désirs de son client. Elle était assez fière d'elle, d'arriver à faire ce qu'on attendait d'elle sans même y réfléchir. Elle ne ressentait plus rien, pas de dégoût, pas de plaisir... le néant, simplement. La besogne fût terminée sans qu'elle n'ait vu le temps passer, et c'était ce qu'elle pouvait espérer de mieux. En revanche, la couleur des billets ne la laissa pas indifférente. Elle les glissa dans une poche de ses vêtements éparpillés tandis que son immonde client s'éloignait.

Elle ne vit pas les jours se succéder. Faire coïncider son petit boulot avec les horaires de lycée suffisait parfaitement à berner la Grand-mère peu intelligente, surtout en faisant disparaître tous les courriers d'absence du lycée. Tôt ou tard, cela ne suffirait plus, mais d'ici là, elle serait peut-être loin. Son employeur se prenait une grasse part des billets, mais il restait toujours une coquette somme en fin de compte, surtout pour le peu d'efforts que tout ceci lui demandait. Certains considèrent la prostitution comme quelque chose d'atroce, c'est sans doute vrai. Mais si le reste de la vie n'est pas moins atroce, ça passe presque inaperçu au milieu. Régulièrement, on lui reprochait diverses choses, comme de ne pas avoir d'accessoires, et des fois elle se faisait carrément malmener, voire frapper. Elle n'aurait qu'à dire à Grand-mère qu'elle avait eu des ennuis au lycée.

Mais forcément, il y a un jour où on tombe sur un client plus dérangeant... Et après avoir exécuté tous les désirs de cet individu à priori quelconque, de nouvelles questions se posent...

- Tu bosses pour le Loup ? Et ça te dérange pas plus que ça ?
- Le Loup ? Je savais même pas qu'il se faisait appeler comme ça. C'est quoi ton problème, mec ?
- Relax, gamine. J'dis juste que tu vas finir avec de sérieuses emmerdes si tu traînes dans les magouilles de ce genre de mec. T'as vu la part de bénéf' qu'il fait sur ton p'tit cul ?
- J'ai besoin d'argent pour me barrer. J'me fous bien du Loup et d'ses bénéfices, tu piges ? Quand j'ai recolté assez, j'disparais. Suffit d'un jour où y'a assez de clients et j'me garde la totalité, après il me revoit plus.
- Bien vu, gamine... T'as juste intérêt à bien surveiller tes arrières, parce qu'il ne fera qu'une bouchée de toi s'il te retrouve.

De quoi laisser Chap'ron Rouge un peu perplexe. Pourquoi cet homme lui disait-il tout ça ? Elle ne doutait pas du fait que le Loup était un individu tout sauf recommandable, mais pendant ce temps, elle se mettait un peu d'argent de côté pour ses futurs plans.

Et les jours de basses tâches s'enchaînaient... Cela faisait bien trois semaines qu'elle avait commencé et elle avait remarqué que la scolarité de son lycée commençait à s'agiter. Elle n'allait plus pouvoir berner Grand-mère très longtemps... Et à vrai dire, elle n'avait pas non plus envie de finir sa vie dans ce fourgon à s’exécuter devant les désirs toujours plus obscènes de ses clients. D'ailleurs, c'était décidé. Aujourd'hui, elle avait bien assez de clients et c'était le moment de garder la totalité du bénéfice. Quand le Loup passerait la cueillir à 18h pour la ramener chez elle, elle se serait envolée. Pas de lettre d'adieu pour le grand méchant loup, et si elle était amenée à le revoir, elle inventerait juste une histoire bancale avec une descente de police. C'était parfait !

Le seul problème, c'est qu'elle ne savait pas où aller. Elle se cacherait une nuit à la gare, et demain elle prendrait un train pour ailleurs, loin. Elle avait de l'argent et elle se trouverait un petit travail, un vrai, pas un travail qui consiste à se faire violer dix fois par jour.

Elle sauta de transport en commun en transport en commun pour finalement atteindre la gare. Aucune nouvelle du Loup, et tant mieux ! Le pauvre devait être furieux, et elle riait bien de lui. Comment pourrait-il la trouver ? La forêt bordelaise est bien trop grande pour que le Loup y trouve sa proie... Chap'ron Rouge se trouvait géniale, cette fois. Elle avait réussi un coup de maître à moindres frais. Quelques sévices corporels ? Elle s'en remettrait bien, ce n'était pas vraiment pire que les douleurs morales qu'elle avait endurées jusque là. Elle était devenue insensible à toutes les douleurs de l'âme, forte de son passé misérable.

On ne peut pas dire que la nuit passait vite, dans les courants d'air de la gare. Chap'ron Rouge grelottait littéralement malgré sa capuche rabattue sur son visage. Ce n'était qu'un mauvais moment à passer, se disait-elle pour se rassurer. Rien qu'un de plus...

Avant même que les premières lueurs du jour ne se fassent remarquer, elle réalisa qu'elle avait oublié un élément indispensable. Tous ses papiers d'identité étaient restés chez Grand-mère ! Impossible de faire sans pour se construire une nouvelle vie. Qu'à cela ne tienne, ce n'était qu'un aller-retour de bus à faire, et un mensonge supplémentaire à inventer.

Son trajet s'imprégnait de la mélancolie du matin brumeux. Elle repensait au Loup, non sans peur, mais malgré tout fière d'elle. Perdue dans ses rêves d'avenir meilleur, le voyage lui sembla bien court alors que sa cité, ou plutôt son ancienne cité, était à l'opposé de la gare. Et arrivée sur place, elle monta quatre à quatre les marches de l'immeuble délabré pour atteindre son objectif, qui n'était autre que le HLM miteux de Grand-mère.

Le problème pour Chap'ron Rouge, c'est qu'elle était assez simplette. Et elle resta bouchée bée en constatant qu'en lieu et place de Grand-mère se trouvait le Loup, là où elle pensait récupérer rapidement de simples papiers. L'autre problème, c'est que du coup Grand-mère baignait dans une flaque de son propre sang. Bornée qu'elle a toujours été, elle avait dû tenir tête au Loup. Mauvaise idée.

- Qu'est-ce qui t'amène gamine, le remord ?
- Espèce d'ordure... Tu t'crois tout permis, hein ? Qu'est-ce que tu vas faire maintenant, me liquider aussi ?
- T'as la langue bien pendue, toi, et pas que pour sucer malheureusement. Tu devrais pas raconter à tes clients tes objectifs, surtout quand il s'agit de me berner. Tu pensais que ça serait si simple ? Tu pensais que je ne te surveillais pas, peut-être ?
- C'était quoi ton but ? Tu croyais qu'j'allais baiser toute ma vie à ton service pour que tu te remplisses les poches, c'est ça ?
- J'crois qu't'as pas compris, gamine. C'est pas toi qui fixe les règles du contrat.

Eclair de lucidité. Chap'ron Rouge fit demi-tour et dévala les marches en courant, un grand méchant Loup aux trousses. Elle n'avait jamais couru si vite, Chap'ron Rouge, et ce n'était pas du luxe. Epuiser un Loup à la course n'est pas ce qu'il y a de plus évident à faire.

L'hiver est froid, le vent gelé. Dans son sweat délavé, Chap'ron Rouge court au hasard des rues pour son salut. Entre la forêt d'immeubles, sur la plaine goudronnée, pas le temps de se reposer ou de regarder derrière elle. Il fait encore sombre, et dans l'obscurité précédent les lueurs matinales, elle couve l'espoir de perdre le Loup, car elle sur son territoire.

Elle sent le prédateur après elle, elle retourne rapidement la tête. C'est son dernier mouvement. Ce matin là, elle n'attendait pas de bus. Et pourtant, hors de sa vue, ses phares pointent à l'horizon goudronné, comme la lumière au bout du tunnel de béton, comme le rayonnement salvateur d'un quelconque messie. Sauf que ce messie l'a emportée dans sa fuite aveugle.

Le soleil se lève sur l'océan gris, et le chaperon rouge, lui, n'est plus délavé. Il brille d'un vif rouge sang, sous les yeux du Loup toujours affamé.

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