Ce blog est un assemblage de pensées, fruits de mes expériences et de mon vécu. On y trouve à la fois une part personnelle, sous forme de récit, et d'autres articles plus "hors du temps", à savoir réflexions, essais, poèmes, ou nouvelles... Peut-être que certaines choses sont un peu terre-à-terre, mais j'essaye ici de transmettre les sentiments de la façon la plus spontanée possible. L'objectif du blog est donc de partager quelques pensées "au naturel", probablement discutables, sans prétention, sur le malaise humain en général, mais aussi sur le bonheur, et enfin, des choses assez vastes telles que l'amitié, le mensonge, l'amour, la confiance, la tristesse, la nostalgie... Bonne lecture !

vendredi 13 janvier 2012

J'ai donné mon coeur

Un article très différent cette fois-ci puisqu'il s'agit d'une nouvelle entière écrite par mes soins... Ceci dit, les thèmes qu'elle aborde se rapprochent très étrangement de ceux du blog...! Bonne lecture aux courageux.

***

Partie I: Semi-amour

Quand j'y repense, ça aurait pu être une belle histoire. Une histoire qui parle de dévouement aveugle, de coup de foudre... Et puis, il y a des circonstances, de malheureux évènements... Ca a mal terminé. Mais je vais vous raconter tout ça, ce sont des choses qui ne se résument pas à la va-vite.

Elle, elle s'appellait Heidi... C'était une locale, une fille d'ici. Elle étudiait à l'université d'Helsinki, je sais pas, elle avait peut-être dans les 22 ans... Une fille sérieuse, qui n'avait pas grand-chose à se reprocher, et à qui on ne pouvait rien reprocher non plus, d'ailleurs. Peut-être d'être un peu trop sérieuse, mais au fond, rien de très grave. Elle était discrète, elle n'aimait pas les complications. Son seul objectif de jeune fille, c'était de réussir ses études. Elle ne participait pas aux soirées mais se montrait toujours souriante à l'université. Vraiment quelqu'un de bien, Heidi. Lui, c'était un étranger. Un français, je crois bien. Il s'appellait Hervé... Non, Hugo. Oui, c'est bien ça, Hugo. Il était étudiant aussi, un peu plus âgé qu'elle, et il venait chez nous à l'université, avec une sorte de programme d'échange. Ici, on se méfie des étrangers. On aurait dû s'en méfier davantage. Mais on n'avait rien remarqué. Il faut dire, il avait l'air correct. Non, je suis peut-être dur dans mes propos... Après tout, ce n'est sûrement pas de sa faute. Quoique... Bref. Ils étaient scientifiques tous les deux. Chimistes, peut-être, je ne sais plus. Peu importe. Ca ne change rien aux faits, à vrai dire. Lui ne parlait pas très bien finnois, et s'adressait à tout le monde en anglais. Heureusement que ça ne perturbe personne, ici, parce que c'était déjà bien maladroit de sa part. Oui, on aurait dû se méfier.

Et puis, vous savez ce que c'est quand on est jeune homme... On voit une jolie fille, et on se met à la courtiser. Hugo parlait de coup de foudre, évidemment, mais pas grand monde n'y croit ici. En Finlande, les gens n'ont pas vraiment grand espoir en les relations sociales, alors parler de sentiment si fort, si abrupt, si spontané, c'est un peu comme parler de sorcellerie... On évite de mentionner ce dont on ne sait rien. Peut-être bien que chez ces gens-là, en France, on parle de ça. Et ce garçon-là, il en parlait beaucoup au contraire. C'était dérangeant. Il prenait tout le monde à témoin, posait des questions sur Heidi. Comme s'il était très fier de l'aimer. Pourtant, ce n'est pas le sentiment qu'elle lui apportait en retour qui avait de quoi le rendre si fier. Heidi était complètement indifférente. Enfin, non, même pas en réalité. Elle l'évitait. Elle ne savait pas quoi faire pour ce débarrasser de ce jeune homme insistant et ennuyeux. Elle était de nature réservée, et ne supportait pas très bien de se sentir constamment suivie, de supporter les propos peut-être sincères, mais surtout très larmoyants et à l'eau-de-rose de son coureur de jupons personnel.

Mais je vais vous raconter tout ça, les choses me reviennent petit à petit. C'était en janvier, je crois, que ce garçon lui a déclaré ses sentiments.

- Heidi... Attends ! Je dois te parler !
- Qu'est-ce que tu veux encore ? Je t'ai déjà dit...
- Non, mais... attends. Ecoute, c'est plus sérieux que tu ne l'imagines, je crois, je... je dois te parler.
- Je n'ai pas le temps.
- Ah, heu... et bien, allons prendre un café demain, d'accord ? Et on parlera de... de tout ça, d'accord ?
- Non, ça ne m'intéresse pas.
- Mais... Je t'en prie.
- Tu veux me rendre un vrai service, Hugo ? Me prouver ta valeur ?
- Oui... oui ! Bien sûr !
- Alors laisse-moi tranquille. Ca ne se fait pas de courir après les filles comme tu le fais. Tu devrais avoir honte. Trouve-toi quelqu'un.

La conversation termina sur ces mots, Heidi tournant les talons aussi sec. Et elle n'était pas du genre à se retourner pour lancer un dernier regard, non. Elle parlait peu, mais écoutait beaucoup, c'était une fille très mûre. Par contre, elle ne revenait pas sur ses décisions. Et pour elle, les études ne correspondaient pas au moment de batifoler avec les garçons. Selon Heidi, la première ligne de conduite à suivre, c'était le sérieux, la rigidité. On ne plaisante pas avec des choses comme l'amour, et Hugo n'était à ses yeux qu'un garçon de cirque. Une sorte de clown. En moins drôle.

Ce n'était pas franchement vers ses amis qu'Hugo pouvait se tourner, ici. Il n'avait personne. Il était mal vu. Cette histoire avec Heidi y faisait pour beaucoup, tout le monde trouvait son attitude insolente, ridicule, mal placée. Personne n'aimait Hugo, c'est pourquoi les seuls moments où il réussissait à s'intégrer, c'était les soirées triplement arrosées de vodka et de bière où personne ne relevait sa présence. Sauf quand il se faisait remarquer, et croyez-moi, rarement en bien. Il n'avait que le nom d'Heidi à la bouche, il ne parlait jamais d'autre chose. Et il en profitait pour exprimer ses sentiments... malgré les effets peu désirables de l'alcool, son seul ami, sa seule source de rire. Chez certains, l'alcool aide à penser à autre chose, mais pas chez Hugo. Il pensait constamment à elle, apparemment. Il prenait juste les choses avec plus de légèreté... et de vulgarité. 

- Ouais hé... les gars... J'vais vous dire, heu... Hei... Heidi, j'me la tape. J'la baise ! Ca vous épate hein ?
- L'écoutez pas... Il est Français, c'est tout. Et bourré. Ca veut tout dire.
- Vous êtes jaloux, c'est tout ! Ha.. haha. J'vous dis ça, vous êtes que des coincés. Des p'tites bites. Bande de tapettes, hahaha ! Vous avez la rage que j'me tape Heidi parce qu'elle est trop bonne ! Ouais, bonne !

Deux des étudiants avaient fini par l'attraper et le jeter hors du bar.

- Si tu reviens pourrir nos soirées, on te casse la gueule. Pigé ?
- Comme t'as la rage parce que j'la baise ! Haineux, va ! Hahaha !

Seul, ivre, sans amis, en plein hiver, la nuit dans les rues d'Helsinki. Il devait faire environ quinze degrés, enfin en négatif, je veux dire. Et de la façon la plus minable qui soit, Hugo chutait tous les trois pas à cause de l'épaisse couche de glace qui jonchait les trottoirs. Quelque chose qui demande de l'expérience et de la méthode, et qu'un Français, surtout ivre, pouvait difficilement maîtriser.

Il avait fini en passant la nuit dehors, heureusement que l'alcool aide à dormir. En général, les jeunes Finlandais qui boivent peuvent compter sur leurs amis pour les aider à retrouver leur appartemment. C'était pareil pour Hugo, les amis en moins. Il n'avait pas retrouvé la porte de chez lui. Et le froid, le mal de tête ainsi que les bleus à cause des chutes ne l'avaient pas franchement aidé à se reposer. Il avait encore de la chance de ne pas s'être fait cueillir par une patrouille de police.

Hugo, semi-mendiant aux concepts amoureux périmés, se dirigait maladroitement vers l'université, tout motivé qu'il était à l'idée de pouvoir regarder Heidi toute la matinée pendant un cours dont il ne connaissait ni l'intitulé, ni le contenu. Et à vrai dire, on sera tous d'accord pour dire que coller une fille avec une haleine de bière et une allure de clochard, ce n'est pas la meilleure façon de lui plaire.

- J'suis fou d'toi, Heidi, j'te jure.
- Tu es juste fou, point.
- Non mais... Arrête, tu ne comprends pas. Je veux dire... Je t'aime comme personne ne t'a jamais aimé, c'est évident.
- Tu es ridicule. Eloigne-toi de moi. Tu vas avoir des ennuis.
- Non, s'il te plaît... Ecoute, je...

Douleur. Ca ne serait qu'un bleu de plus, ou une marque rouge sur la joue. Heidi avait craqué, elle n'en pouvait plus. Facile de la comprendre, à vrai dire. Elle avait déjà été très patiente.

- Ne m'approche plus jamais.

Partie II: Semi-folie

Sauf qu'Hugo ne s'en remettait pas. Peut-être qu'on n'avait vraiment rien compris, après tout. Peut-être qu'il l'aimait réellement, qu'il ne pouvait pas lui résister. Ce qui est sûr, c'est qu'il tournait mal, et malgré tout toujours autour d'elle, juste d'un peu plus loin. Pour des raisons que personne ne comprenait, il n'abandonnait pas. Est-ce qu'il avait eu une vision divine, lui disant qu'Heidi finirait dans son lit ? C'était à se demander. Pourtant, rien n'était moins probable, ou alors il aurait fallu la faire boire jusqu'au coma pour l'y mener. Et si en Finlande, on a le coup de bouteille facile, ce n'était pas le cas pour Heidi. Elle était sérieuse. Et pas qu'un peu.

Et puis, non pas que tout allait bien à ce point de l'histoire, mais les choses ont commencé à dérailler davantage. Hugo faisait des recherches, cherchait où Heidi vivait, où vivaient ses parents, où elle faisait ses courses, où elle se rendait régulièrement... Internet aidait bien, le jeu de pistes aussi. Non pas que son attitude était saine jusque-là, mais on aurait vraiment cru un psychopathe à partir de là. Un fou, un malade, un dérangé, un détraqué obsessionel. Voilà ce qu'était devenu Hugo.

Comme il parlait tout le temps de lui et de ses sentiments alors que ça n'intéressait personne, il n'était pas difficile de savoir ce qu'il mijotait. En réalité, on aurait dû être plus attentifs, ça aurait peut-être évité bien des problèmes. Mais nous, en Finlande, on ne se mêle pas des histoires des autres. On ne porte pas de jugement. Peut-être que le coup de foudre ça existe, on ne sait pas. Et pour Hugo, on ne le saura jamais.

Mais ça devenait malsain, vraiment. Déjà, l'hiver on n'a pas trop le coeur en fête par ici. Alors essayer de séduire une Finlandaise, sérieuse, en hiver, en n'étant rien de plus qu'un huluberlu Français, donc douteux, ça ne pouvait pas marcher. C'était voué à l'échec le plus total. Et insister ne pouvait rien donner de mieux. Pourtant il a insisté. Et ce qu'il s'est passé...

Il s'est rendu chez elle, puis a sonné à l'interphone. Evidemment, il a été obligé de dire qui il était, surtout que son niveau ridicule en finnois ne lui permettait pas vraiment de se faire passer pour quelqu'un d'autre. De manière tout aussi évidente, elle a refusé de lui ouvrir. A ce moment-là, Hugo aurait mieux fait de rentrer chez lui, surtout avec ce froid, cette obscurité des soirées finlandaises, cette humidité qui vous prend jusqu'à la moelle et congèle tout votre corps lentement. Non, il est resté là et a attendu qu'elle sorte. Elle n'est sortie qu'au matin, pour se rendre à l'université. Il était encore là.

- Heidi, je dois te parler, je...!
- Non, ce n'est pas possible, arrête ! Je vais appeler la police, je t'assure ! Ne m'oblige pas à faire ça.

Il avanca vers elle un bouquet de fleurs. En piteux état, il faut bien le dire, après avoir passé une nuit glaciale dehors. Le geste était touchant, les intentions douteuses, mais le résultat clairement médiocre.

- Arrête, je ne veux pas de fleurs. Je ne suis pas amoureuse de toi.
- S'il te plaît, prend-les.
- Non ! Laisse-moi, une bonne fois pour toutes !

Ehonté qu'il était, Hugo lui imposa les fleurs, en les plaquant contre elle. D'un geste de la main, elle les écarta, les faisant tomber sur le sol. Puis ça a mal tourné. Hugo semblait furieux, en état de choc, son regard était dérangeant. Heidi s'est mise à courir, effrayée, et il la prit en chasse sur les trottoirs heureusement déblayés de toute neige.

Les rues d'Helsinki en hiver... Déjà, suivant les périodes, les journées ne sont pas très longues, et l'obscurité ajoute à la tristesse des lieux. Des bâtiments gris éclairés aux lampadaires blancs et oranges, des enseignes publicitaires clignotantes fébriles qui ajoutent un peu de couleur avec un effet guirlande monotone et blafard, comme dans les réveillons ratés, voilà à peu près à quoi ça ressemble, à un urbanisme malgré tout morose. Les gens ne se regardent pas, ne communiquent pas pour la plupart. Ils sont trop occupés à regarder constamment au sol pour ne pas déraper sur quelque plaque de verglas se jetant vicieusement sous leurs pieds. Et de toutes façons, tout le monde est bien trop affairé pour se soucier de son prochain; il y a du travail, des obligations diverses et variées dans le quotidien de chacun, tout cela par une nuit bien trop longue et un froid bien trop intense... ça ne donne pas vraiment envie de s'attarder. Sauf pour les quelques ivrognes réchauffés à grand coups de vodka, qui dès lors peuvent passer du temps dans la rue à dormir, railler grassement les passants, et uriner sur les lampadaires.

Et puis, en traversant la place piétonne toujours très peuplée, en regardant derrière elle pour surveiller Hugo, le drame arriva... En Finlande, les conducteurs du tramway n'anticipent pas vraiment, tout habitués qu'ils sont à une monotonie quotidienne où aucun fait inhabituel ne peut se produire. Le matériel n'est pas des plus récents non plus, et les performances des freins ne sont pas extraordinaires. Et puis il fait nuit la majorité du temps en hiver, on ne voit pas grand chose. Sans compter qu'avec cette foule, on ne voit pas bien qui va où... Bref, Heidi fut renversée.

Partie III: Semi-mort

Elle était innocente, elle n'avait rien demandé. Elle ne voulait qu'une vie calme et quelconque, passer inaperçue. Et à cet instant, tous les regards étaient rivés sur elle. Celui d'Hugo, bien sûr, resté bouche-bée devant la catastrophe, mais aussi celui des passants, celui du chauffeur du tramway. On est pas trop habitués aux drames ici, surtout ceux rouge-sang. Et pourtant, Heidi était dans un sale état, ça on ne pouvait pas se le cacher. On n'aime pas trop regarder les autres pourtant, ici. Mais là, il fallait bien, et il fallait aussi agir. Pas comme Hugo, planté là à ne rien faire, alors qu'il était coupable de tout.

Heureusement, l'efficacité des secours est à souligner, dans une société si bien huilée. Et sous les yeux encore vides et béats d'Hugo, Heidi fut emmenée d'urgence. On pensait qu'elle ne s'en sortirait jamais, étant donné la violence du choc, même à basse vitesse. On pensait qu'il n'y avait aucun espoir pour elle, et on faisait déjà son deuil. Nous ne l'avons pas revue à l'université, nous n'avons pas non plus revu Hugo d'ailleurs.

Les choses ne s'arrangeaient pas, pourtant. Hugo n'avait pas suffisamment appris de cette expérience, il faut croire. Et au lieu de disparaître une bonne fois pour toute, non, ce dérangé allait régulièrement la voir à l'hôpital. A cette époque, personne n'était réellement certain des évènements, et Heidi était dans le coma. Personne ne savait vraiment si Hugo était responsable de cet accident. Si on avait été sûr, on l'aurait empêché de l'approcher. Il venait la voir, mais sachant ses sentiments pour elle, on supposait juste qu'il était très angoissé. Peut-être qu'en réalité, il culpabilisait... En tous cas, espérons que c'était le cas. Si on en croit ce qui est arrivé après, il y a de quoi penser que oui.

En fait, pour Heidi ça ne s'annonçait pas bien. D'après ce que disaient les médecins, elle avait perdu beaucoup trop de sang et elle souffrait d'insuffisance cardiaque grave. Je ne comprends pas grand chose aux histoires médicales, toutefois ce qui a été dit, c'est qu'elle avait besoin non seulement d'un don de sang, mais aussi d'une greffe de coeur. Et ça, c'était pas évident. Il n'y avait aucun donneur, alors elle avait été placée en attente avec des tubes un peu partout, ce n'était pas spécialement beau à voir.

Heidi avait 22 ans, c'était une jeune fille à la peau très claire, et aux longs cheveux sombres. Peut-être que sa peau était encore plus claire sous les neons de l'hôpital, difficile à dire. Elle aimait la discrétion, c'était une personne sérieuse, rigide, avec des avis très décidés sur tout. On avait l'habitude de la voir se tenir droit, échanger des sourires de politesse, parfois de chaleureux regards venant de ses yeux gris comme le ciel un jour de tempête. Je crois que c'était une fille de bonne famille, vous savez, ce genre de famille croyante où l'éducation des enfants n'est pas prise à la légère. Elle avait une nature assez mélancolique malgré tout, on la voyait souvent perdue dans ses pensées, et elle n'aimait pas trop être dérangée. Elle parlait peu, mais ce qu'elle disait suffisait. Tout le monde l'appréciait, ici.

L'hôpital était aussi austère et froid que les rues de la ville, simplement plus lumineux. Tout était trop blanc ici, trop aseptisé. Un hôpital quoi. Un hôpital des pays du nord disons, où tout est sérieux, propre, bien rangé, terriblement organisé et rigide. Ce genre d'endroit qui en devient presque dérangeant tant il semble à l'encontre de la nature, alors qu'il est pourtant là pour sauver des vies. Un cadre certes idéal pour ressortir en bonne santé physique, mais tout aussi désigné pour avoir le cafard et un mauvais moral. Je ne sais pas si vraiment, ça soigne les gens, enfin les gens d'ici qui ont plus de problèmes dans leurs têtes que dans leurs corps, en tous cas.

Les jours défilaient et aucune amélioration ne s'annoncait. Tout le monde venait, ses amis, ses parents, Hugo devenu bien silencieux, mais les médecins continuaient de nous répondre qu'il n'y avait aucun donneur, aucune autre solution, et probablement aucun avenir. En fait, Heidi ne sortait même pas de son coma tant son état était critique. On ne pensait plus jamais la revoir.

Mais on a bien eu une petite lueur d'espoir à un moment, qui n'était autre... qu'Hugo lui-même. C'est presque dérangeant de se dire ça.

Partie IV: Amour

- Ecoutez docteur, il faut lui trouver un donneur, elle...
- Jeune homme, je suis désolé, mais nous n'en avons pas. Ca nous pose autant problème qu'à vous alors circulez, j'ai mieux à faire.
- Je veux être donneur, docteur, j'ai bien réfléchi... Je...
- Arrêtez vos idioties, vous êtes vivant et en bonne santé, et nous n'allons pas ôter la vie à quelqu'un sans aucune certitude de la rendre à quelqu'un d'autre. C'est absurde.
- Attendez, écoutez-moi. Que faut-il pour être donneur ?
- Je vous l'ai dit, certainement pas être vivant, déjà. Les donneurs sont des personnes décédées qui ont signé une décharge comme quoi ils donnaient leur corps à la science après leur décès.
- Et je...
- Au revoir, monsieur.

Là, on a su que c'était vraiment un détraqué. Mais un détraqué amoureux. Et on peut se demander si ce n'est pas encore plus dangereux. Il avait son idée en tête. On ne savait plus trop quoi espérer, on ne savait pas si c'était bon signe pour Heidi. On ne s'emballait pas trop non plus, il n'était pas évident qu'Hugo soit accepté comme donneur. On ne sait jamais, pour des questions de santé, de nationalité... Il avait déposé un dossier, puis il était rentré chez lui, on ne l'avait plus vu. Ni à l'université, ni à l'hôpital. On l'apercevait parfois dans le quartier autour de chez lui, en train de marcher seul sur le port, aussi.

Le port industriel d'Helsinki, c'est un peu le coin de tous les penseurs mélancoliques, surtout en hiver. La banquise se forme jusqu'aux quais, craquelée par les énormes ferries qui ne cessent d'aller et venir. Au loin, on entend toujours un bruit de machine, rappel d'un monde chaque jour un peu plus froid et austère, où la nature se fait lentement dévorer. Et pourtant en Finlande, ce n'est pas encore le pire pour ce qui est de préserver la nature. Le ciel est souvent bleu, quand il ne fait pas nuit, l'air souvent glacial, et le pâle soleil d'hiver reflète sur la banquise. Les oiseaux vont en tous sens, parfois presque agressifs, essayant de soutirer une frite dans le hot-dog d'un quelconque badaud errant par là.

Une véritable âme en peine, dont on sait aujourd'hui qu'elle était rongée par la culpabilité, avec un plan en tête. Pour essayer d'en savoir plus, on l'avait même invité à une soirée, non pas par affection pour lui, mais juste pour lui tirer un peu les vers du nez, comme on dit. Il avait déposé un dossier pour être donneur après sa mort, on pouvait s'attendre à ce qu'il préparait. Mais personne n'y croyait vraiment, alors on avait essayé de lui parler. Et pour le faire parler, on avait essayé de le faire boire. Rien à faire.

- Hey, Hugo, prends quelque chose, tu veux une vodka ? Ou juste une bière ?
- Pourquoi vous m'invitez, tout à coup ? Vous m'avez toujours jeté, et là...
- On se disait juste qu'on avait été un peu rudes avec toi, en plus tu dois avoir du mal à te remettre de ce qui s'est passé... Tu prends un verre ?
- C'est pas comme si jusque-là, vous vous faisiez du souci à propos de mes émotions...
- Il n'y a rien à faire pour Heidi, mon vieux. Fais-toi une raison, et peut-être qu'avec le temps elle sera soignée.
- Bien sûr qu'il y a à faire ! Suffit juste de pas rester plantés là à attendre !
- Et qu'est-ce que tu veux faire ? Te sacrifier ?

Aucune réponse, c'était prévisible. Il était parti furieux, en claquant la porte. Il n'avait rien bu. L'idée de boire de l'alcool le faisait-il culpabiliser ? Son rôle de futur éventuel donneur mentionnait-il de ne rien boire ?

Partie V: Mort

On a finalement compris, enfin surtout à posteriori, qu'Hugo comptait se donner la mort, et qu'il ne pouvait pas utiliser de médicaments pour ne pas empoisonner ses organes. Il lui fallait une mort violente, subite, nette. Et pour autant, pas une mort qui puisse endommager le corps. On avait remarqué ce qu'il préparait, il avait même acheté de la corde d'ammarage devant l'un des étudiants. L'avait-il seulement remarqué ? C'est peu probable. Hugo était bien trop dans son monde à ce moment-là, et bientôt plus dans le nôtre.

Ses essais avec la corde avaient dû se montrer peu fructueux, on l'avait revu quelques jours plus tard. Il traînait dans des bars louches, on pense qu'il essayait de se procurer une arme à feu. Ce n'est déjà pas évident pour un local, alors pour un étranger aux airs gamins, qui ne parle rien de mieux qu'anglais, c'était peine perdue. On l'a vu se faire passer à tabac par des gros bras, à plusieurs reprises. Evidemment, on a ri.

Hugo avait 23 ans, c'était un garçon d'apparence banale, plutôt du genre qui passe son temps derrière un ordi sur des jeux. Quelqu'un qui ne s'assumait pas vraiment, à mon avis, et qui essayait de se donner un certain genre, avec ses cheveux maronnasses et gras en bataille, une barbe mal rasée et des yeux bleus clairs en tandem avec un regard malsain. Le genre d'individu coulant et mou qui ne se tient jamais droit, qui parle avec les mains devant la bouche, qui ne semble avoir aucun vrai code de bonne conduite. Un garçon sans grande assurance, et qui dissimule ça sous une pseudo-apparence décontractée. Un garçon qui a besoin de boire pour s'exprimer. Un garçon que personne n'aimait.

On ne l'a plus revu, juste eu des échos par quelques médias et personnels de l'université. Il avait finalement opté pour une solution douloureuse, faute de mieux, et s'était lui-même noyé dans sa baignoire. Ridicule. Son corps fût donné à l'hôpital, comme prévu, et il devint un donneur. Et son coeur resté intact était destiné à Heidi, bien évidemment, d'autant plus qu'il en avait apparemment fait expressement la demande dans son dossier de donneur post-mortem.

On avait plein d'espoir, je me souviens, à l'idée que tout s'arrange pour Heidi. On n'aurait jamais nié que ce que faisait Hugo à ce moment là, c'était noble et courageux. Enfin, c'était juste l'amour qui l'aveuglait sans doute, avec une petite dose de culpabilité qui le faisait dérailler. Largement de quoi se suicider, c'est vrai, surtout avec un tel objectif en tête. Il n'y avait plus d'Hugo, c'était fini. On ne parlerait plus de lui qu'au passé. Et à vrai dire, personne ne serait allé le pleurer ici, surtout pas Heidi, si un jour les soins se montraient efficaces.

Oui, rien n'était gagné d'avance à cette période là. La transplantation avait eu lieu, un don de sang ajouté à celà, et pourtant Heidi était resté dans le coma.

Mais après quelque temps, je ne sais plus, peut-être une paire de mois, elle a ré-ouvert les yeux. C'était le printemps, je me souviens, et beaucoup d'entre nous ont explosé de joie ce jour-là, surtout parmi ses proches bien sûr. On allait enfin revoir Heidi parmi nous.

Elle a mis du temps à émerger et à se remettre de toutes ces émotions. Elle semblait en forme, et retrouvait lentement le sourire. Mais évidemment, il y a bien un moment où la question fatidique devait être posée.

- Comment ai-je pu m'en sortir, docteur ? Qu'avez-vous donc fait ?

Il lui a dit qu'ils avaient procédé à une greffe, puis à un don de sang. Elle semblait rassurée. Puis elle a demandé des informations sur le donneur, peut-être parce qu'elle se doutait de quelque chose. Au début, on a refusé de lui dire quoi que ce soit, je crois que la loi l'interdit, en fait. Puis finalement, elle a appris qu'il s'agissait d'Hugo, grâce à une infirmière peu respectueuse du secret professionnel. Son sourire s'est effacé, et je ne sais plus si on l'a revu, à compter de ce jour-là. Ca a dû lui faire une sorte de choc, d'avoir frôlé la mort et retrouvé la vie, tout ça à cause de la même personne, personne dont elle ne voulait plus jamais entendre parler.

Partie VI: Folie

Et au début, malgré tout, tout semblait aller bien. Elle revenait même à l'université. Certes elle n'était pas bavarde, mais elle ne l'a jamais vraiment été, alors tout semblait normal. Elle paraissait quand même étrange par moments, comme en état de choc. Mais avec toutes les choses qu'elle avait vécues récemment, ça ne pouvait que se comprendre. Malgré tout, on se faisait du souci.

De temps en temps, elle se mettait à pleurer, sans qu'on sache vraiment pourquoi. Pourtant, même si nous ne comprenions pas, il était évident que porter en soi le coeur de quelqu'un qu'on n'aime pas, ce ne devait pas être facile, loin de là.

Elle s'est mise à tenir une sorte de journal intime, sans doute parce que ses émotions devenaient trop fortes et qu'elle avait besoin de s'en débarrasser d'une façon ou d'une autre, comme si les coller sur un papier et fermer le journal pouvait les enfermer là, loin d'elle. Mais il faut bien dire que c'est grâce à ce journal qu'on a pu comprendre ce qui se passait dans sa tête à cette période. Alors je crois que je vais vous lire des extraits de celui-ci, simplement.

"Ca frappe dans ma tête, dans ma poitrine, partout. Le docteur m'a affirmé que je n'avais pourtant rien d'anormal. Evidemment, cet idiot n'a que des considérations physiques, corporelles, terre-à-terre. Apparemment, la transplantation s'est bien passée, et pourtant je me sens de plus en plus mal. Est-ce parce que je porte le coeur de ce malade, ce dérangé, ce psychopathe, cet assassin ?"

Je ne sais pas vraiment si c'est bien d'utiliser le même mot pour deux choses, comme "coeur". Je pense que l'amour ne vient pas forcément de l'organe, et qu'il faut savoir se montrer assez censé et rationnel, pour faire la différence. Peut-être que c'est faux de penser comme ça. Peut-être est-ce vraiment lié. Ou alors, peut-être simplement que le monde dans lequel nous vivons nous écrase de préjugés, de principes, auxquels on finit par adhérer faute d'y penser réellement par nous-mêmes ?

"Porter ce coeur, c'est comme porter un horrible fardeau. Vais-je finir par ressentir les mêmes choses que lui ? Vais-je finir malsaine et obsessionelle, comme cet individu qu'au fond de moi je déteste ? D'ailleurs, est-ce que je le déteste vraiment, si je suis porteuse de son coeur et par conséquent de ses émotions et de ses sentiments ? Qui de nous deux dois-je aimer et détester ? Tout me semble si flou, si incohérent... Je suis perdue."

Si on avait pu lire son journal intime plus tôt, on aurait essayé de l'aider. Mais aurait-on réussi ? Rien n'est moins sûr. A vrai dire, je pense que non. Ces histoires-là la dépassaient elle-même, alors qu'aurions-nous pu faire ? Et pourtant je sais que nombre d'entre nous culpabilisent, rongés par le remord, de ne rien avoir remarqué, de n'avoir pris ça qu'à la légère. C'était tout sauf une mélancolie passagère. C'était une dépression agressive, à thèmes psychédéliques et auto-destructeurs.

"Je le hais. Pourquoi m'a t-il fait ça ? Comment a t-il pu s'introduire en moi de la sorte, alors que j'étais inconsciente ? A t-il fait exprès de me faire renverser, afin de pouvoir s'immiscer en moi ? Est-il heureux maintenant qu'il est ici dans mon propre corps ? Comme j'aimerais pouvoir le déloger, le renvoyer, lui dire de partir. Mais qui décide ? Est-ce lui, via moi ? Est-ce moi, via lui ? Qui est vraiment porteur de ces décisions ? Qui ressent ? Qui de nous deux vit vraiment, en fait ?"

Beaucoup de questions, si peu de réponses. Ces questions étaient trop irrationnelles pour n'importe qui. Je pense même qu'aucun psychologue n'aurait pu faire quoi que ce soit. De toutes façons, Heidi affirmait qu'elle n'avait pas besoin de psychologue, car elle seule pouvait comprendre ce qu'elle ressentait. Elle était entêtée, et ne revenait jamais sur ses décisions.

Et on la voyait de moins à moins à son tour. C'était son sourire qui était parti le premier. Puis ce fut sa personnalité, son âme... On aurait dit un corps vide d'émotions. En fait, je crois juste qu'elle les gardait toutes à l'intérieur d'elle-même, pour ne pas nous faire peur, pour ne pas nous inquiéter. Elle était comme ça, Heidi, si elle ne voulait rien faire savoir, personne ne savait jamais rien.

"Et si je le tuais, cet imposteur ? Comment ose-t-il s'approprier mon corps pour continuer à vivre ? Est-ce lui qui est mort, ou moi au final ? Je crois que c'est lui qui vit dans mon enveloppe charnelle, et non moi qui vit grâce à son coeur. Assassin. Je ne compte pas te laisser faire ça, usurper mon identité et ma personnalité. Je ne compte pas porter ton nom, espèce de grand malade. Je vais te tuer. J'espère que tu m'écoutes bien, car je ne reviens pas sur mes décisions. Je vais te tuer, je te le promets."

L'enveloppe corporelle d'Heidi ne venait plus à l'université non plus. Là, beaucoup d'entre nous se sont inquiétés. Elle était sérieuse, Heidi, elle n'aurait pas disparu ainsi. On a appelé ses parents, des secours, on a demandé à ce que quelqu'un aille chez elle voir si tout allait bien. Et non, rien n'allait bien. Ils ont vu Heidi, elle était étendue sur le carrelage blanc de sa salle de bains. Enfin... tout était si morne qu'il semblait plutôt gris. Sa peau était devenue blanche comme la glace, son sourire plat comme la banquise. Elle n'exprimait plus rien, et la seule couleur dans cette scène-là, c'était le rouge sang abondant qui sortait de ses poignets. Elle avait tué Hugo, en le privant de son fluide vital. Et on avait pu lire la fin de son journal.

"Je ne vais pas le laisser vivre en moi. Je ne veux pas partager quoi que ce soit avec lui, surtout pas mon corps, ni mon intimité. Est-ce qu'il en profite pour me reluquer sous toutes les coutures quand je suis seule ? Est-ce qu'il m'observe ? Malsain et pervers qu'il est, j'imagine que oui. Je ne préfère pas savoir. Je ne veux pas qu'il soit ici, je ne veux pas qu'il vive, alors qu'il m'a tuée pour se glisser sournoisement en moi. Je vais l'étouffer, le priver de la vie. Je ne suis pas son hôte, et il n'est pas question d'en finir avec moi-même mais bel et bien avec lui. Je suis déjà morte il y a longtemps, lors de cet accident."

2 commentaires:

  1. J'aime ta façon d'amener les détails.
    Par contre, je me pose des questions : peut-on souffrir d'insuffisance cardiaque après avoir été renversé par un tram ? Et ne faut-il pas remplir des critères de compatibilité pour être donneur ?
    Sinon, j'avais envie de connaître la suite, le style est fluide et se lit facilement.

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  2. Le choc et la perte de sang peut entraîner une insuffisance cardiaque, ça oui. Par contre, la compatibilité, c'est certain, on va dire que le hasard faisait bien (ou mal ?) les choses ici.

    Cette nouvelle sera probablement convertie en roman, et si oui, probablement éditée. :)

    Merci de ta lecture, Olivia !

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